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Appel à articles: Authentifier la Chine. Gouvernance et mises en valeur à l’heure du patrimoine culturel immatériel

Nouvel appel à articles pour un dossier de Perspectives chinoises

Authentifier la Chine. Gouvernance et mises en valeur à l’heure du patrimoine culturel immatériel

Coordinateurs du dossier: Guillaume Dutournier (EFEO, Pékin) et Florence Padovani (CFC, Pékin)

Depuis que les autorités chinoises ont adopté en 2004 la Convention de l’UNESCO sur le « patrimoine culturel immatériel » (PCI), la Chine populaire est devenue le lieu d’une véritable fièvre patrimoniale. Venant s’ajouter aux mesures conservatoires mises en place depuis 1950 sur les sites historiques, un nombre toujours plus important de projets et d’initiatives invoquent le « feiyi » (acronyme pour PCI en mandarin) pour tenter de faire reconnaître des pratiques perçues comme traditionnelles et sauvegarder leurs lignes de transmission (Bodolec 2012 ; Maags 2018). Inscrite à l’agenda gouvernemental via une pluralité d’agences, cette valorisation se formule dans l’idiome de la « culture » et du « populaire », mais n’est pas homogène sur tout le territoire et se présente comme un phénomène concurrentiel, rassemblant divers types d’acteurs autour de procédures d’accréditation variées (Smith 2006 ; Madsen 2014 ; Shepherd & Yu 2013). Au-delà de son retentissement au niveau national, ce nouveau discours renforce l’image du pays en imposant la Chine postmaoïste sur la scène patrimoniale mondiale : aujourd’hui fort d’une quarantaine d’items sur les listes PCI de l’UNESCO, l’État chinois confirme son implication dans l’« extension typologique » de la notion de patrimoine, ainsi que sa capacité à enrichir le répertoire commun (Choay 2007 ; Bodolec 2014 ; Maags 2019 ; Bortolotto & Demgenski 2020).

Le phénomène du feiyisuscite depuis une dizaine d’années une abondante recherche en sciences sociales. Divers par leurs objets et leurs perspectives, ces travaux se laissent diviser en deux groupes selon le positionnement qu’ils adoptent par rapport aux acteurs. Dans les travaux que nous dirons « embarqués », souvent le fait de chercheurs chinois, l’expertise savante rencontre sur le terrain des intérêts et des attachements (pour des danses et des musiques, des savoir-faire artisanaux et artistiques, des fêtes rituelles…) qu’elle cherche à orienter en s’impliquant parfois dans l’élaboration de projets locaux (Gao 2006, 2014 ; Cui 2006 ; Shen 2010 ; Li 2014). Selon l’autre approche, souvent mais non exclusivement représentée par les travaux étrangers, les chercheurs s’interrogent sur le rôle du PCI chinois dans le renforcement de la légitimité du pouvoir, ou au contraire sur l’empowermentdes groupes impliqués (Graezer 2003 ; Oakes 2013 ; Kuah & Liu 2017) ; d’autres travaux se font l’écho des critiques, de plus en plus fréquentes en Chine, contre la marchandisation de la culture (Bendix 2009 ; Taylor 2014 ; Pal 2009 ; Yan 2017). De part et d’autre, un enjeu plus ou moins explicite est celui du projet normatif de l’UNESCO et de sa potentielle acclimatation en Chine : si, aux yeux de certains, ce projet trouve dans l’exemple chinois une confirmation de son orientation universaliste, d’autres relativisent l’influence de l’Organisation et mettent en avant une vision spécifiquement chinoise du rapport au passé, en vertu précisément de l’importance qu’y occuperait l’« immatériel » (Yan 2015, 2016 ; You 2015 ; Li 2020 ; Su 2020).

En proposant une approche interne mais non exceptionnaliste sur la fabrique du PCI en Chine, ce numéro spécial s’inscrit dans une démarche alternative. Plutôt que d’opposer la Chine au reste du monde, ou le gouvernement à la « société civile », il entend suivre dans la durée – et dans leurs appartenances plurielles – les acteurs et les administrateurs du feiyi, afin de mettre en lumière le système de valeurs hybrides et mouvantes qu’expriment leurs démarches. En Chine comme ailleurs, la requalification des pratiques et artefacts en termes de « patrimoine » apparaît comme un moment critique d’attribution de valeur, où sont mobilisés des cadres et des instances évaluatrices à vocation stabilisante. Ces cadres et ces instances prolongent les institutions et les modes de réflexivité déjà présents dans la société, tout en fournissant des appuis nouveaux pour justifier des réévaluations d’artefacts, de sites ou de pratiques. Le type d’approche récemment développé dans la « sociologie de la valuation » apporte un éclairage précieux sur ces mises en valeur patrimoniales et sur la manière dont elles s’articulent ou se confrontent dans des dispositifs ou des critiques (Heinich 2009, 2017 ; Boltanski & Esquerre 2017).

Dans le cas du PCI chinois, cette approche par l’explicitation des valeurs permettra de faire justice à un aspect encore assez largement sous-estimé jusqu’ici : le fait que la patrimonialisation actuelle repose sur une catégorie traduite, censée prolonger la normativité internationale mais au fond relativement floue, et autorisant sur le terrain quantité d’élaborations et d’appropriations. Le « feiyi » chinois opère à la façon d’un signifiant flottant dont les acteurs sont constamment en train de définir le périmètre et les enjeux selon leur échelle d’action et leur type d’engagement (Ashworth 2011 ; Su 2019). Dans un tel cadre, la question de l’authenticité, quoique écartée de la définition du PCI selon l’UNESCO (la dernière datant de 2004 à Yamato) et jusqu’ici cantonnée en Chine au seul patrimoine culturel matériel, revient régulièrement dans les discours sur l’immatériel pour justifier la recherche d’un équilibre entre continuité et créativité (Zhu 2017 ; Su 2019 ; Maags 2020). Cette vitalité interprétative doit être prise au sérieux car elle fait partie de la dynamique propre du PCI chinois, mais aussi de son hybridité fondamentale, particulièrement manifeste sur des séquences longues. En proposant un suivi prolongé des divers acteurs du feiyi, les enquêtes de ce numéro spécial donneront à voir leur va-et-vient à différences niveaux : entre les instances de gestion du PCI (parfois à l’intersection des différents types de patrimoine) et la pluralité de leurs raisons d’agir ; entre leur volonté d’authentifier des pratiques et leurs efforts pour identifier des « transmetteurs » ; entre les sources plurielles, tantôt empiriques, tantôt quantifiables, de la valeur patrimoniale et les diverses formulations de sa mise en critères et de sa mise en listes. Par cette approche diachronique des mises en patrimoine sous le signe du feiyi, par l’étude de leurs justifications et de leurs narrativisations, on entend favoriser une vision plus fine des logiques d’action et des dynamiques sociales à l’œuvre dans l’effervescence actuelle – ainsi qu’une approche renouvelée de ses potentialités politiques.

Merci d’envoyer avant le 30 juillet un résumé (200 à 300 mots) de votre projet de contribution aux éditeurs du numéro spécial : [email protected] et [email protected].

Les auteurs retenus seront invités à soumettre leur article pour le 30 septembre 2020.

Vous trouverez plus d’informations sur le format des articles ici.

La publication du numéro spécial aura lieu courant 2021.

References

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